Les transitions démocratiques en Afrique entre rêves et réalités, Par Me Joseph Koukou Koffigoh

L’ancien PM de transition au Togo, Me Joseph Kokou Koffigoh était l’invité ce 11 septembre 2023, de Robert Dussey, chef de la diplomatie togolaise à l’occasion de la rentrée diplomatique.

Conférencier du jour, l’homme politique et poète s’est prononcé devant un parterre de diplomates accrédités au Togo sur le thème : « Les transitions démocratiques en Afrique entre rêves et réalités ».

voici l’intégralité de son intervention

J’ai à peine trempé ma plume dans l’encrier pour noter les premières lignes d’analyse du sujet qui m’a été confié par le ministre Professeur Robert Dussey que j’entends des bruits de bottes retentir lourdement du côté de l’Afrique équatoriale : à l’aube du 30 août 2023, l’armée s’est emparée du pouvoir, dissout les institutions, annulé les élections présidentielles et dans la foulée créé un comité pour la transition et la restauration des institutions (CTRI) présidé par le Général Brice Clotaire OLIGUI NGUEMA.

Pour l’heure, ce que je voudrais extraire dans cette brûlante actualité gabonaise et africaine, c’est l’étiquette transition. Le Gabon a été précédé dans cette voie par la Guinée, le Mali, le Burkina Faso et le Niger.

Dans tous ces pays, on parle de transition. Ces transitions en cours ou qui s’annoncent sont-elles démocratiques ? Ont-elles un rapport avec les transitions démocratiques des années 90 en Afrique ?

Le titre de mon exposé « les transitions démocratiques entre rêves et réalités » apparaît dès lors comme un thème d’actualité. Pour comprendre cette actualité, nous devons remonter aux rêves des années 90 avec les réalités qui l’ont suivie. Cette démarche nous aidera sûrement à mieux comprendre le présent et nous projeter sans peur vers l’avenir.

 

I- Les aspirations populaires des années 90

Pour comprendre ces rêves et aspirations, il faut faire l’état des lieux en ces temps là.

1- L’Afrique des indépendances aux années 1990

L’année 1960 est reconnue comme l’année charnière des indépendances. Ce fut un temps de grande euphorie hélas aussitôt suivi de désenchantement. Un seul exemple suffit à l’illustrer : la guerre civile du Congo Kinshasa et l’assassinat de Patrice Emery Lumumba.

Les pères de l’indépendance et leurs successeurs immédiats, effrayés par les risques d’implosion des nations en devenir, ont décidé de corseter leurs pays dans une camisole qui avait pour nom « le parti unique ». Presque partout sur le continent, le régime de parti unique était devenu la norme. En dehors du parti, point de salut.

On doit néanmoins reconnaître à ces régimes une grande capacité de mobilisation des populations autour de thèmes fédérateurs comme l’unité et la réconciliation nationale, la paix et le développement, la coopération et la fraternité entre les peuples. Dans quelques pays comme le Togo et le Zaïre, des groupes de chants et de danse dénommés groupes d’animation politique étaient chargés de porter quotidiennement les mots d’ordre du chef et de son parti.

Les inconvénients du système sont connus : abolition ou presque de toutes les libertés publiques et donc de toute expression en dehors du parti ; et bien évidemment répression de l’auteur de toute opinion dissidente.

Des oppositions clandestines commencèrent par se former ça et là, aidées dans leurs desseins par un facteur interne et des circonstances extérieures.

L’heure semblait venue pour amorcer un changement dans la gouvernance politique de nos états.

2- Les facteurs internes et externes des contestations naissantes

On a assisté à une rapide dégradation de la situation économique et sociale dans la plupart des pays africains.

Les institutions de Bretton Woods, la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International, sensés apporter des solutions aux états, ont aggravé la crise en imposant des mesures drastiques et inhumaines sous prétexte d’assurer l’équilibre budgétaire dans ces pays pauvres : privatisation tout azimut avec suppression d’emploi, blocage des avancements et des salaires, abaissement brusque de l’âge de départ à la retraite, suppression des subventions aux secteurs sociaux ; dans le même temps, on assistait à une chute du prix des matières premières, seules pourvoyeuses de devise. Les états sont allés jusqu’à diminuer ou supprimer les bourses et allocations aux jeunes et étudiants.

Inutile de dire que derrière la façade du consensus qu’imposait les partis uniques, une grogne sociale couvait dangereusement et n’attendait qu’une occasion ou des leaders pour éclater.

Les autres facteurs qui ont accéléré le mouvement de contestation sont sans aucun doute la chute du mur de Berlin suivi de l’effondrement du bloc soviétique et un changement dans la politique française marquée par le fameux discours de la Baule prononcé le 20 juin 1990 par le Président François Mitterrand.

En conditionnant l’aide au développement, à l’ouverture des états en faveur de la démocratie et de l’état de droit, la France de ce temps-là a semblé donner le feu vert aux mouvements de contestation.

C’est ainsi que sur un terreau intérieur et dans un contexte extérieur tous les deux favorables s’est amorcé la transition démocratique des années 90. Il ne restait plus qu’à choisir la voie la plus appropriée.

II- Les transitions démocratiques : typologie et mise en œuvre

Les pays africains ont choisi d’aller vers la démocratie en passant ou non par des assises nationales.

Ceux qui n’ont pas opté pour ces assises ont tout simplement décrété le multipartisme ou appliqué les dispositions constitutionnelles qui le prévoyait : Sénégal, Côte d’Ivoire, Ghana, Burkina Faso, Mauritanie, Maroc, etc.

D’autres états comme le Bénin, le Togo et le Zaïre ont choisi la conférence des forces vives de la nation dénommée conférence nationale.

1- Les conférences nationales et les organes de la transition démocratique

A quelques exceptions près, les conférences nationales furent dirigées par un présidium présidé par un homme d’église notamment un évêque ou un archevêque.

En dehors des débats souvent houleux sur l’état de la nation et de l’esquisse de la gouvernance pour le futur, les délégués aux conférences nationales avaient pour mission d’élire et d’investir les organes de la transition notamment un Premier Ministre chef de gouvernement et un parlement de transition dénommé Haut Conseil de la République.

Le mandat des institutions de transition s’achève après l’organisation des élections présidentielles.

Dans certains schémas de transition, le chef de l’état est relégué à l’arrière-plan pour jouer seulement le rôle de chef de l’armée et de garant de la souveraineté de l’état. Ces dispositions et bien d’autres ont compliqué les rapports entre les Chefs d’État et les Premiers Ministres et l’accumulation des frustrations a failli faire capoter certaines transitions démocratiques.

Il est donc nécessaire de dresser un bilan des processus de transition pour faire des recommandations à la génération actuelle.

 

2- Le bilan des transitions démocratiques

Faire le bilan des processus de transition oblige à revenir aux objectifs pour voir s’ils ont été atteints.

Les succès des soulèvements des années 90 sont patents tout comme les échecs qui conduisent certains à leur remise en cause. En matière de succès, voici quelques exemples :

– Tout le monde s’est converti à l’idée de démocratie même ceux qui l’ont combattue. L’idée que le pouvoir appartient au peuple qui l’exerce par l’intermédiaire de ses élus est définitivement ancrée dans les mœurs. Ceux qui se plaignent contestent les dysfonctionnements sans remettre en cause l’idée centrale. C’est une énorme avancée en Afrique.

– C’est tout le continent africain qui s’est ouvert au pluralisme politique même si dans la plupart des pays, il existe un parti dominant.

– Les libertés fondamentales sont partout proclamées et plus ou moins respectées en fonction du contexte politique : les droits attachés à la personne, la liberté de pensée, d’opinion et d’association, les libertés d’expression et de manifestations certes avec des restrictions ; mais toutes ces libertés sont mieux garanties que par le passé.

– Il existe un peu partout un florilège d’organisations de la société civile aux missions diverses et variées. C’est une chose impensable il y a une trentaine d’années.

– Il existe aussi un peu partout des organes et instruments de contrôle du fonctionnement des pouvoirs : Assemblées parlementaires, Cours des comptes,

Cours ou Conseils constitutionnels, Cours de justice, Hautes autorités en tous genres sans oublier l’émergence du 4e pouvoir c’est-à-dire la presse et les médias qui jouent le rôle de scrutateurs et de sentinelles de la République.

Dans le volet « échecs », les reproches faits aux transitions démocratiques sont nombreux :

– Les transitions démocratiques des années 90 n’ont pas réussi à porter le calme et l’apaisement dans tous les pays.

– Une mauvaise compréhension du processus démocratique a accentué, dans certains pays, des conflits tribaux sous-jacents avec leur cortège de violences et de déplacement de populations sans compter les pertes en vies humaines.

– Les partis politiques n’ont pas réussi à surmonter les clivages ethniques de sorte que beaucoup de militants font le choix d’un leader non pas en fonction de son programme mais de sa proximité ethnique et régionale.

Par ailleurs, les problèmes économiques et sociaux n’ont pas pu être jugulés par les processus démocratiques malgré les immenses espoirs suscités par le nouveau système. L’Afrique demeure le continent le plus pauvre de la planète en dépit de ses énormes potentiels agricoles, industriels, énergétiques et minières

– Enfin, les processus démocratiques n’ont pas résolu la question de l’extrême dépendance de l’Afrique vis-à-vis du monde extérieur après plus de 60 ans d’indépendance.

Les échecs ainsi mentionnés justifient-ils les marches-arrière que constituent les coups d’état ? Même si on assiste à un phénomène d’adhésion populaire surtout des jeunes face à la nouvelle donne, force est d’affirmer que la prise de pouvoir par la force ne saurait être érigée en une norme surtout là où les institutions de la République fonctionnent à peu près convenablement.

La réponse ne peut être envisagée autrement que là où la situation politique, économique et sociale est totalement bloquée et où le pays doit être considéré comme au bord de l’anéantissement total. Est-ce le cas dans les pays où sont perpétrés les coups d’état ?

Comme malgré tout le mal est fait, il faut trouver des mécanismes pour en sortir d’où l’idée de proposer aux nouveaux venus sur la scène politique une feuille de route acceptable pour tous. C’est de là que surgit le concept de transitions pour la restauration de l’ordre constitutionnel.

III- Les nouvelles transitions pour la restauration de l’ordre constitutionnel

Les anciennes transitions visaient à établir un ordre constitutionnel pluraliste ; les nouvelles ont ou doivent avoir pour objectif de restaurer un ordre constitutionnel acceptable pour tous. Il est possible d’explorer quelques pistes pour y arriver. Il pourrait s’agir de préceptes tirés des expériences du passé et des mesures d’apaisement tirées d’expériences en cours dans certains pays africains.

 

1- Les recommandations à tirer des expériences du passé

La transition doit s’apprécier comme une régence. Sa première caractéristique est d’être éphémère. La transition doit être courte sinon, elle s’apparente à une confiscation du pouvoir. La durée sera fonction de la situation de chaque pays : un an, c’est le minimum et trois ans, c’est le maximum.

La transition doit viser à restaurer l’ordre constitutionnel par des élections libres et transparentes. Pour y arriver, la transition, à travers des commissions techniques, doit créer, ajuster ou toiletter le cadre juridique et politique des élections. Il faut enlever et jeter tout ce qui est générateur de conflits.

Autant qu’il est possible, la transition doit inclure toutes les composantes significatives de la nation notamment au plan politique, géopolitique, professionnel, socio-culturel, etc. Comme disait le Président Eyadéma : « Il faut que tout le monde ait son œil dedans ».

La transition doit veiller à assurer les grands équilibres macro-économiques et sociaux pour ne pas enfoncer les populations dans une grande pauvreté.

Enfin, la transition doit veiller à garantir les droits de l’homme en allant même et surtout jusqu’à la protection de ceux qui ont perdus le pouvoir s’il n’existe pas à leur charge de graves violations des droits de l’homme. Car dès que commence la chasse aux sorcières, les victimes cherchent des appuis pour se défendre et empêcher toute avancée.

 

2- Les mesures d’apaisement en vigueur dans certains pays africains

De nombreuses mesures à la fois politiques, économiques et sociales peuvent concourir par synergie à réaliser l’apaisement dans un pays même dans les situations post-conflits à condition que les autorités parviennent à réaliser le maximum de consensus autour de leurs programmes. Bien entendu, on doit considérer les différents plans de développement touchant les domaines agricoles, industriels, miniers, socio- éducatifs et sanitaires ainsi que les réformes appropriées de l’environnement des affaires. Mais en plus, on doit veiller à exorciser le passé ; ce qui permet de guérir les blessures accumulées depuis les indépendances.

A cet égard, sans faire preuve de chauvinisme, nous pouvons citer le Togo en exemple.

En effet, en dehors des programmes de développement et des mesures sociales comme l’assurance maladie, les filets sociaux en faveur des couches les plus vulnérables, la réforme des forces de sécurité et l’amélioration du climat des affaires, il faut surtout saluer la mise en place par le chef de l’État du Haut Commissariat à la Réconciliation et au Renforcement de l’Unité Nationale (HCRRUN). Cette institution s’acquitte avec compétence et abnégation de sa mission de réparation et d’apaisement tel que prôné par la Commission Vérité Justice et Réconciliation (CVJR).

Les 68 recommandations de la CVJR et les travaux de réparation des corps et des cœurs auxquels s’attèle le HCRRUN démontrent qu’il existe des remèdes pour guérir de nos blessures politiques sans nécessairement recourir à des mesures radicales et dévastatrices comme la rébellion armée.

Bien entendu, aucune prouesse économique et sociale ne saurait nous garantir des troubles et violences si le cadre politique et juridique des consultations électorales n’est pas assaini dans nos différents pays.

En effet, on constate une recrudescence des crises pendant les périodes électorales. C’est donc faire preuve de patriotisme que de promouvoir dans les processus démocratiques tous les éléments qui peuvent en garantir la transparence et l’équité

 

Me Joseph Kokou KOFFIGOH

Ancien Premier Ministre de la Transition (1991-1994)

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