Voici ce qu’a dit le Prof. Guy Missodey en intro à la présentation du roman « Le Bouc » de Robert Dussey

C’est ainsi que commence La Chèvre, ou plus précisément, l’histoire de la chèvre, qui se déroule linéairement et chronologiquement sur 170 pages (si l’on s’en tient exclusivement à la narration des actions), et divisé en quatre chapitres dont les titres sont explicitement informatifs : Entre la vie et la mort, Amour précoce, VIH, Rencontre divine.

Cependant, du début à la fin de l’histoire, il n’a jamais été question d’une chèvre comprise par vous et moi comme le mâle de la chèvre, un ruminant dont je ne vais pas vous faire un dessin.

En réalité, il s’agit essentiellement de l’histoire de la vie de Koné, le fils unique de Christopher et Christelle. C’est tout ? Quel intérêt ?

S’exclamerait-on si une note de lecture de La Chèvre ne s’en tenait qu’à cette observation.

Cependant, il s’agit d’une vie trop courte (puisque Koné sera emporté dans quinze jours par le VIH-SIDA) ; une vie de débauche et d’errance sexuelle ; une vie marquée par des revers pour Christelle, qui perdra son mari trop tôt et dans des circonstances tragiques), jusqu’à ce qu’elle prenne conscience du sens de sa vie à travers sa rencontre avec le divin à travers les saintes écritures de la Bible.

Ainsi, le lecteur se rend vite compte que dans le contexte de ce récit, qui tourne essentiellement autour de Koné, les autres personnages, au mieux, jouent des rôles secondaires. La vie de Koné, durant sa courte existence, correspond à l’image renvoyée par La Chèvre en termes de comportements sexuels : il manque de maîtrise de soi et est plutôt soumis à ses pulsions sexuelles. Traiter quelqu’un de chèvre n’est pas un compliment, du moins pas dans l’espace Guin-Mina et Adja-Tado auquel j’appartiens. Contrairement au « coq », qui connote l’orgueil, une façon d’être du mâle dominant. Un « Gbogboè Arikui », enclin à l’inceste, n’est en aucun cas une référence positive comme un Don Juan, par exemple. C’est une insulte. Sans parler de son odeur très forte (une puanteur) qui signale sa présence de loin. La chèvre symbolise ainsi l’ostracisme total, la réintégration dans le corps social étant conditionnée par sa castration, qui met fin à sa forte odeur (ou plutôt l’atténue), sans forcément discipliner son comportement.

Robert Dussey signant « LE BOUC » à un étudiant

Ce faisant, l’auteur assimile son personnage à un animal, la chèvre (au sens le plus trivial de la perception que l’on pourrait avoir de cet animal). Cela implique que l’une des intentions (si ce n’est des obsessions) de Robert DUSSEY serait didactique.

Les humains doivent être capables de contrôler leurs impulsions et de se discipliner. La Chèvre pourrait ainsi être lue comme une critique sociale qui interpelle non seulement les parents quant à la bonne éducation de leur enfant (il y a un certain laxisme dans l’éducation de Christelle à son fils unique Koné car, étant orpheline, elle veut l’épargner), mais aussi tous les partenaires de l’éducation qui, à un moment donné, ont abdiqué leur responsabilité. En effet, le président de l’association des parents d’élèves du collège de Koné a reconnu leur part de responsabilité suite au malaise qui s’est installé dans le collège lorsque des cas de tuberculose ont été diagnostiqués cliniquement dans l’établissement.

Le roman pourrait aussi être lu comme une tentative de répondre à la question du Mal. Ainsi, comme dans La Peste de Camus, la maladie apparaît tantôt comme la manifestation du Mal dont l’homme est tantôt l’auteur, tantôt la victime. Cependant, la chute de l’homme, son expulsion de l’Éden à la suite du péché qu’il a commis, ne serait pas irréversible ; La rédemption est possible par la piété, condition nécessaire et suffisante du salut. Par conséquent, le mal biologique, par la modulation du thème, prend une amplitude métaphysique. Cela rappelle l’analogie assimilatrice faite par les anciens Grecs entre les paronymes « soma » (le corps) et « sama » (la prison).

En effet, selon cette conception étudiée par les kabbalistes dans leur cheminement initiatique, la chute de l’âme dans le corps correspond certainement à une régression à tous les niveaux et expose l’homme à des vices : ici, la luxure règne dans le milieu scolaire, dont Koné est la principale victime.

Innocent ou coupable ? On peut se le demander. Néanmoins, rappelons-nous qu’à sa naissance, compte tenu de la série de malheurs qui s’ensuivirent, « les sages de la ville, attachés à des symboles et à des traditions dont eux seuls détenaient le secret, étaient déjà pessimistes quant à l’avenir de cet enfant, car à sa naissance il était question de la visite inattendue d’oiseaux sorciers bien identifiés qui avaient erré dans les environs la nuit» (p.29). Nous sommes au milieu d’une conception du monde basée sur la capacité de percevoir le surnaturel dans le naturel. Certains parleront de religions ou de croyances autochtones.

Mais Robert DUSSEY, qui n’attend pas pour simplifier notre réflexion, nous fera découvrir un autre domaine : celui du christianisme. Ainsi, le dernier chapitre du roman, « La Rencontre divine », est structuré par les échanges entre Christelle et le Pasteur. Ce chapitre se présente comme un affrontement, un conflit idéologique qui atteindra son point tournant, son point culminant, à travers la rébellion de Christelle contre une certaine mauvaise foi de Dieu, n’est pas sans rappeler l’altercation verbale entre le Dr Rieux et le Père Paneloux dans La Peste, face à l’agonie d’un enfant malade de la peste. L’homme de Dieu justifiant l’épidémie comme une punition divine pour les péchés des hommes.

« Car moi, l’Eternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, punissant les enfants pour le péché de leurs parents jusqu’à la troisième et à la quatrième génération de ceux qui me haïssent. » Exode 20 :5

Mais ici, contrairement au roman de Camus, l’homme de Dieu a réussi à convaincre Christelle, qui « est maintenant délivrée de sa rébellion contre Dieu ».

De plus, le lecteur de La Chèvre, à la lecture du dernier chapitre, ne peut s’empêcher de s’interroger sur les convictions religieuses de l’auteur. En effet, une lecture facile du roman, victime des élans du christianisme qui sature l’argumentation du pasteur, pourrait rapidement conclure qu’il s’agit d’une profession de foi de l’auteur qui rappelle ses cours de théologie fondamentale et de théologie dogmatique au séminaire. Une sorte de carnet de notes d’un retour à la terre natale. Et pourtant, nous sommes vite contredits puisque l’extrait du premier chapitre lu au début de mes remarques, qui dans l’ordre des principes narratifs serait considéré comme un anachronisme narratif, implique que Koné est un personnage prédestiné comme dans les tragédies classiques et dans les religions dites indigènes : les signes (ou présages) de la nature annonçant sa naissance, les différents obstacles qui vont jalonner le processus de sa naissance (je vous laisse les découvrir), culminant avec la mort tragique de sa tante, Joliota, la sœur cadette de son père, et la mort de son père par noyade…

Autant d’annonces que la vie débauchée de Koné confirmera, le conduisant à sa mort. Cela n’est pas toujours conforme aux normes du christianisme. Même s’il est vrai que le recours aux théories jansénistes pourrait nous amener à supposer que Koné est un chrétien qui a manqué de grâce, comme le disait Sartre de Phèdre. C’est un autre débat.

En substance, le traitement du personnage de Koné, sur le plan idéologique, échappe au prisme réductionniste des canons d’une religion spécifique. Certains pourraient invoquer un certain syncrétisme religieux. Ils sont libres de le faire. Cela n’enlève rien à la qualité littéraire de La Chèvre, qui est plutôt séduisante (même si la chèvre est répugnante en réalité) : une narration linéaire sans focalisation par un narrateur omniscient qui facilite la compréhension des séquences dans l’ordre chronologique ; un style simple qui correspond au niveau supposé des personnages, rendant les événements « réalistes », même si au niveau du vocabulaire, certains mots savants parviennent à échapper à l’attention de l’auteur, trahissant sa formation académique ; l’utilisation de techniques de suspense qui tiennent le lecteur en haleine, etc.

En fin de compte, pour moi, La Chèvre est un roman de maturité littéraire de Robert DUSSEY dans la fiction. L’essayiste n’a plus rien à prouver. La Chèvre fait écho à La vie sans vie, son premier roman publié en 2000 qui reprend le thème de son premier ouvrage, L’Afrique face au sida, publié en 1996.

Mais si les préoccupations de l’auteur n’ont pas changé (comment lutter efficacement contre le mal symbolisé par le VIH-SIDA ?), sa vision n’est pas désespérante. C’est pourquoi La Chèvre se termine sur une note d’espoir : lecture de la page 177.

La Chèvre pourrait-elle être une réécriture actualisée de La Vie sans Vie ?

Guy K. MISSODEY
Professeur de littérature, Critique littéraire

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